« Le scandale du marché européen de l’électricité »: entretien avec David Cayla

23/01/2023

Grâce à son parc nucléaire, la France serait en mesure de produire une électricité beaucoup moins chère que ses partenaires européens, notamment l’Allemagne. Ainsi les boulangers pourraient-ils voir leurs factures divisées par cinq, entre autres professions prises à la gorge en ce moment. Problème: l’UE l’interdit, afin de faire respecter le dogme d’une prétendue concurrence libre et non faussée. L’économiste David Cayla, auteur de « Déclin et chute du néolibéralisme » répond à toutes les questions de QG sur cette machine à broyer l’économie hexagonale qu’est devenu le marché européen de l’électricité

 

La France a peur ! Fin 2022, le risque d’un black-out était dans toutes les têtes, dans un contexte marqué par la flambée du prix de l’électricité due à la guerre russo-ukrainienne. Si le risque de délestages semble s’être estompé, notamment à cause de la remise en marche de centrales nucléaires, la démultiplication de ces prix fragilise les ménages et les entreprises, illustrant les problèmes du marché européen de l’électricité. Pour QG, l’économiste David Cayla, professeur à l’Université d’Angers et membre du collectif les Économistes Atterrés, analyse l’échec du marché européen de l’électricité et considère qu’il est nécessaire de revenir à une logique de régulation des prix, voire même à une reconstitution de monopoles publics de certains secteurs, actant la fin du cycle néolibéral, entamé dans les années 1980 et en crise depuis 2008. Interview par Jonathan Baudoin

David Cayla est économiste à l’Université d’Angers, membre du collectif Les Économistes Atterrés. Il est l’auteur de Déclin et chute du néolibéralisme (2022), Populisme et néolibéralisme (2020) et de L’économie du réel (2018), tous parus aux éditions De Boeck Supérieur

QG: Dans une note écrite pour les Économistes Atterrés, le 10 janvier dernier, vous revenez sur la mise en place du marché européen de l’électricité, instauré et libéralisé dans les années 2000. En quoi est-il source de dysfonctionnements en France, au point de favoriser une hausse exponentielle des prix?

David Cayla: Commençons par dire que les difficultés de ces derniers mois sur le réseau électrique français n’étaient pas uniquement dues aux dysfonctionnements de ce marché. La cause principale fut surtout l’arrêt en urgence de nombreux réacteurs nucléaires à la suite de la découverte de problèmes de corrosion sur certains réacteurs. Ces arrêts non anticipés ont nécessité de lourdes interventions et sont la cause principale de la sous-production française d’électricité. Heureusement, les réparations ont pu être faites et la plupart de ces réacteurs sont à nouveau fonctionnels.

Ceci étant dit, il convient aussi de s’intéresser aux problèmes posés par le marché européen de l’électricité. La crise récente en a révélé deux principaux.

Le premier c’est que si une sous-production électrique est une chose, la multiplication par 10 des prix de l’électricité (passés sur le marché européen de 40-50€ le MégaWatt par heure au début de l’année 2021 à plus de 500€ en septembre 2022) en est une autre, et bien différente. Or, mis à part les centrales qui fonctionnent au gaz, et qui sont extrêmement minoritaires en France, aucun producteur n’a vu ses coûts de production exploser de cette façon. Et même pour le gaz, les prix ont été multiplié par 3 ou 4 après l’invasion russe, pas par 10 ! Si les prix de l’électricité ont davantage augmenté que ceux du gaz, c’est qu’il y a eu des phénomènes spéculatifs et que certains producteurs ont utilisé la pénurie comme prétexte pour exiger des tarifs délirants.

Le second problème du marché de l’électricité c’est qu’il n’incite pas à l’investissement. Pour développer la concurrence, l’Union européenne a décidé de diviser le marché de l’électricité en trois activités : la production, l’acheminement, et la fourniture. Sur ces trois activités, seul l’acheminement – la gestion du réseau et des compteurs électriques – a été laissé à des monopoles publics (RTE et Enedis). La production et la fourniture ont, elles, été intégralement ouvertes à la concurrence. Mais, en fin de compte, cette libéralisation n’a pas eu les mêmes effets dans ces deux activités. Si des opérateurs privés se sont rués en masse sur l’activité « fourniture », à tel point que nous avons aujourd’hui plus de 40 fournisseurs alternatifs qui concurrencent EDF, très peu ont véritablement investi dans la production d’électricité. De fait, EDF et Engie (ex-GDF), deux anciens monopoles publics, produisent encore aujourd’hui environ 95% de l’électricité française. Ainsi, la libéralisation du marché de l’électricité n’a pas suscité d’investissement dans la production d’électricité ni diversifié ses acteurs. Elle s’est limitée à introduire une multitude de fournisseurs parasites qui ne font que tarifer aux consommateurs l’électricité produite par d’autres.

« C’est EDF, c’est-à-dire le contribuable, qui tient à bout de bras la rentabilité des fournisseurs alternatifs, lesquels gagnent de l’argent sans produire ni acheminer l’électricité »

Pourriez-vous préciser en quoi le retour à un monopole d’EDF sur la production et la vente d’électricité serait un gain mutuel pour l’entreprise publique et pour les utilisateurs du réseau électrique, que ce soit les ménages ou les entreprises?

Afin de permettre à des fournisseurs alternatifs de concurrencer EDF, la loi NOME de 2010 (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) prévoit que les fournisseurs alternatifs puissent acheter un quart de l’électricité nucléaire produite en temps normal par EDF, soit 100 TWh (Terrawatt-heure), à un tarif de 42€ le MWh. C’est le mécanisme de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Cette servitude pose des problèmes financiers à EDF car ce tarif est inférieur au coût de production de l’électricité nucléaire. De plus, quand ses réacteurs ont été arrêtés, EDF a été contrainte de racheter de l’électricité sur le marché à des tarifs très élevés pour faire face à ses obligations liées à l’ARENH. Enfin, au printemps 2022, dans le cadre du bouclier tarifaire, et pour éviter la faillite des fournisseurs alternatifs, le gouvernement a étendu le mécanisme de l’ARENH, en augmentant les volumes achetables par les fournisseurs de 20 TWh, au tarif de 46,2€ le MWh. Cette seule mesure a coûté près de 8 milliards d’euros à EDF et a contraint le gouvernement à nationaliser l’entreprise entièrement en septembre dernier.

Autrement dit, c’est EDF, c’est-à-dire le contribuable, qui tient à bout de bras la rentabilité des fournisseurs alternatifs, lesquels gagnent de l’argent sans produire ni acheminer l’électricité qu’ils vendent car ils se contentent de la tarifer aux ménages et aux entreprises. De plus, en cas d’événement imprévisible ou de mauvais calculs, ils sont soutenus par le gouvernement qui n’hésite pas à prendre les mesures nécessaires pour préserver leur santé financière et maintenir l’illusion de la concurrence. La farce n’est d’ailleurs pas terminée. N’a-t-on pas entendu Bruno Le Maire annoncer triomphalement, le 6 janvier dernier, que désormais les TPE pourraient obtenir de leurs fournisseurs un prix plafonné de l’électricité à 280€ le MWh ? Ces mêmes fournisseurs qui bénéficient de l’ARENH et peuvent donc acheter cette même électricité à EDF au tarif de 42€ ou de 46,2€ le MWh ? Franchement, de qui se moque-t-on !

Plus fondamentalement, le problème est que le marché européen de l’électricité est conçu pour que le prix de marché soit suffisant pour couvrir les coûts de production de la centrale la moins rentable. C’est la raison pour laquelle le prix de l’électricité est indexé sur le prix du gaz. Afin de produire suffisamment d’électricité en période de pointe, on est contraint de rémunérer les gestionnaires privés des centrales à gaz à un prix qui leur permet de dégager une marge sur l’électricité produite (soit souvent 300-400 euros le MWh). C’est pour cela que l’électricité est si chère à certains moments. Mais si la production et la fourniture d’électricité étaient organisées par un monopole public, comme c’était le cas avant les mesures de libéralisation, EDF pourrait très bien faire fonctionner ses centrales à gaz à perte en vendant son électricité au coût moyen de production, puisqu’elles ne constituent qu’une part marginale de sa production totale d’électricité. Ainsi, grâce à son parc majoritairement nucléarisé, la France produit de l’électricité à un coût moyen de 50-60 euros le MWh. C’est donc à ce tarif que les boulangers devraient pouvoir acheter leur électricité si on revenait au principe d’un monopole public, et non à 280€ le MWh !

Intervention de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, sur le plafond des prix de l’électricité pour les TPE. Capture d’écran BFMTV

Est-ce que la « réforme structurelle du marché de l’électricité », formulée par Ursula Von der Leyen en août dernier, risque de rester dans une perspective néolibérale ou pourrait-on assister au retour de l’idée d’un contrôle des prix de l’électricité, voire de l’ensemble des énergies, dans l’espace européen ?

Personnellement, je ne crois pas qu’une réforme du marché européen de l’électricité pourrait être autre chose que cosmétique. La seule réforme pertinente serait le retour à des systèmes de production et de fourniture d’électricité nationaux. Mais cela serait contradictoire avec le principe du marché unique qui repose sur l’idée de créer un grand marché européen sans frontières.

Notons que le retour à une organisation nationale du marché de l’électricité n’empêcherait évidemment pas les différents pays européens de commercer entre eux. La France pourrait toujours vendre de l’électricité à l’Allemagne et inversement. Le démantèlement du marché européen de l’électricité permettrait simplement que chaque pays gère et tarifie son électricité à sa guise. Pourquoi la Commission ne veut-elle pas de cette solution ? Parce que ce serait attentatoire au principe de la libre concurrence. Certains pays, comme la France, pourraient être avantagés en permettant à leurs entreprises de payer moins cher leur électricité que les entreprises allemandes par exemple, dont l’électricité est produite au gaz. Autrement dit, la gestion nationale de l’électricité pourrait constituer une concurrence « déloyale » du point de vue de nos partenaires européens. Notons au passage que lorsque l’Allemagne lance un plan de compétitivité de 200 milliards d’euros au profit de ses entreprises, la France râle mais n’agit pas. Comme le disait la regrettée Coralie Delaume, dans le couple franco-allemand il n’y en a qu’un qui porte la culotte, et ce n’est pas la France!

Vous avez raison, cela dit, de parler de néolibéralisme. L’obsession de la concurrence et l’idée d’organiser l’ensemble de l’économie autour des prix de marché censés réguler les comportements économiques sont au cœur de la pensée néolibérale et des politiques européennes. Or, pour l’instant, je ne suis pas sûr que les Européens soient prêts à sortir de ce dogme. Certes, l’UE a essayé récemment de réguler les prix du gaz et du pétrole. Mais d’une part ces mesures n’ont été prises qu’avec de fortes réticences, notamment de la part de l’Allemagne, d’autre part elles ont été justifiées dans le cadre d’un affrontement géopolitique majeur avec la Russie et dans le but de diminuer les recettes énergétiques de Moscou. Or, le marché européen de l’électricité c’est avant tout une affaire intérieure.

Au-delà du secteur de l’énergie, serait-il pertinent, économiquement parlant, de remettre au goût du jour des dispositifs de contrôle des prix, voire même une situation de monopole public dans des secteurs stratégiques (transport ferroviaire, autoroutes, production pharmaceutique)?

L’une des principales idées que j’ai cherché à développer dans mon livre, Déclin et chute du néolibéralisme, c’est qu’il existe des alternatives au néolibéralisme. Mais entendons-nous sur les termes. Pour moi, le néolibéralisme relève d’une certaine vision de la régulation de l’économie fondée sur l’idée que le rôle de l’État est de garantir le bon fonctionnement des marchés et que le rôle des marchés est de faire émerger des prix pertinents afin de réguler les comportements individuels. En ce sens, l’État néolibéral est un État qui se met au service des marchés, qui en encadre son bon fonctionnement et qui s’interdit toute intervention qui pourrait le dénaturer. Parmi les choses que les néolibéraux détestent, il y a le monopole (public ou privé) et le principe de prix régulés ou administrés.

Ce qui est intéressant c’est que, quand on regarde l’histoire récente, il y a des périodes au cours desquelles, au sein des pays capitalistes développés, les États sont fortement intervenus sur les prix. Par exemple, à l’époque du système de Bretton Woods (1944-1971), les taux de change entre les monnaies étaient régulés par les autorités politiques et définis à l’échelle internationale. Dans le même temps, la plupart des États contrôlaient, directement ou indirectement, les prix de l’énergie, des matières premières, des transports et des produits agricoles souvent, mais pas exclusivement, par le biais d’entreprises publiques.

La mise en œuvre du projet néolibéral a consisté à démanteler toutes les institutions qui régulaient ces prix pour leur substituer des mécanismes fondés sur des marchés en concurrence. C’est ainsi qu’on a supprimé le principe des prix garantis pour les agriculteurs européens. La valeur des monnaies s’établit à présent sur le marché des changes. Et enfin, c’est désormais l’offre et la demande qui établissent les prix du pétrole, du gaz et de l’électricité, avec évidemment des logiques de spéculation qui surviennent en cas de crise telle que celle que nous connaissons actuellement avec la guerre en Ukraine.

« La France produit de l’électricité à un coût moyen de 50-60 euros le MWh. C’est à ce tarif que les boulangers devraient pouvoir aujourd’hui acheter leur électricité si on revenait au principe d’un monopole public »

Ce mécanisme des prix de marché pose de nombreux problèmes, en particulier parce qu’il augmente l’instabilité des coûts d’approvisionnement en énergie et en matières premières des industriels. Cette situation d’insécurité limite les investissements et donc le potentiel de croissance des pays néolibéraux. De plus, ce mécanisme empêche d’envisager une transition écologique sereine. Comment investir dans des énergies décarbonées par exemple, si les coûts d’approvisionnement en matières premières indispensables peuvent varier du simple au double en quelques semaines et si les coûts environnementaux réels des énergies carbonées ne sont jamais intégrés dans les prix ?

Je suis persuadé que les nécessités stratégiques conduiront à terme à une re-régulation des prix similaire à celle que nous connaissions à l’époque des 30 glorieuses, en particulier pour l’énergie et les matières premières stratégiques. En revanche, il faudra pour cela une révolution dans les politiques économiques et les manières de les concevoir. Il faudra également accepter une démondialisation de nos économies ainsi qu’une croissance du rôle des États. Le problème c’est que même si cette perspective est inévitable, je ne crois pas que nos dirigeants y soient prêts.

Dans ce même livre, vous souligniez que le milieu des années 70 et le début des années 80 marquaient une transition entre l’ère fordiste et l’ère néolibérale. Peut-on dire que depuis la crise financière de 2008, nous vivons dans une période de transition marquant la fin du cycle néolibéral ?

Oui, c’est ce que je crois. Pour l’instant on trouve des éléments de cette transition essentiellement dans le monde de la finance. En effet, la crise de 2008 a poussé les banques centrales à intervenir sur les marchés financiers. Ces interventions consistèrent d’abord, au plus fort de la crise, à aider les banques à se refinancer afin d’assainir leurs comptes. Dans un second temps, elles prirent la forme de politiques dites de « quantitative easing » qui consistèrent à faire racheter sur les marchés par les banques centrales des titres financiers, notamment des obligations publiques. En faisant cela les banquiers centraux ont rendu les obligations publiques plus attractives, ce qui a aidé les États à se financer à moindre coût. En fin de compte, ce fut un moyen de soutenir la croissance en diminuant le coût de l’emprunt pour les entreprises et les ménages.

D’un point de vue économique, contrôler les taux d’intérêt c’est contrôler un prix essentiel au système capitaliste. Or les banques centrales sont des institutions publiques. Ainsi, leurs interventions tendent à dénaturer les marchés financiers. Ce qui est contraire aux principes du néolibéralisme. Certains s’en offusquent et accusent les banques centrales d’être responsables de l’inflation. Pour ma part, je crois au contraire que ces politiques sont un coin enfoncé dans le dogme des prix de marché. Je suis persuadé que maintenant que le coût de l’argent est contrôlé par une autorité publique, plus rien ne s’oppose à ce qu’on se mette à recontrôler le prix de l’énergie ou des matières premières. Et puis, quand on regarde l’histoire, on s’aperçoit que ce sont les marchés financiers qui ont basculé les premiers dans le néolibéralisme. Il n’est donc pas très surprenant que ce soient ces mêmes marchés qui en sortent les premiers, un peu comme si le néolibéralisme se repliait de la même manière qu’il s’est déplié.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

David Cayla est économiste à l’Université d’Angers, membre du collectif Les Économistes Atterrés. Il est l’auteur de Déclin et chute du néolibéralisme (2022), Populisme et néolibéralisme (2020) et de L’économie du réel (2018), tous parus aux éditions De Boeck Supérieur

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2 Commentaire(s)

  1. Article sur un point névralgique de l’économie et l’industrie française pour ne pas dire historique : la construction d’EDF naguère garante de son autonomie énergétique aujourd’hui livrée au dents du marché.

    « La seule réforme pertinente serait le retour à des systèmes de production et de fourniture d’électricité nationaux. Mais cela serait contradictoire avec le principe du marché unique qui repose sur l’idée de créer un grand marché européen sans frontières. » Je souscris.

    FREXIT ?

    la crise de 2008 a fait bien plus que voir intervenir les banques centrales sur les marchés financiers. Elle a fait entrer le loup dans la bergerie. Les banques privées se sachant désormais reines des Etats mis à leur botte, les gros consortiums qui les possèdent n’ont plus aucun rempart face aux populations. La crise COVID est une caricature de ce que ces mastodontes sont désormais capables d’entreprendre et de faire.

    L’énergie est un enjeu majeur.
    C’est aussi un besoin premier
    EDF appartient aux Français
    et son énergie à son économie

    1. Entièrement d’accord. Les oligarques pilotent les nations et l’Europe. Leur seule stratégie : « privatisation » cad vol légal des biens appartenant collectivement aux français.
      Pendant qu’Hanouna fait le singe (scandale permanent) et autres distractions ludiques ou compétitionnantes, les riches peuvent voler tout ce qu’ils veulent dans le magasin.

      aux armes citoyens
      formez vos bataillons
      marchons, marchons,
      qu’un sang impur
      abreuve nos sillons.

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