Les progressistes en marche contre la philosophie même de la Révolution

Le 09/12/2022 par Harold Bernat

Les progressistes en marche contre la philosophie même de la Révolution

Au nom de la « Révolution » vendue par Macron aux Français en 2017, on en est arrivé à donner les pleins pouvoirs à ce qui se fait de pire en matière de matérialisme bourgeois, de passe-droits éhontés, de copinages avérés et de corruptions assumées. Rarement l’exigence de justice sociale avait à ce point été ouvertement trahie. Mais d’autres forces piétinent déjà dans l’ombre. Lorsqu’un pouvoir méprise à ce point le commun, les vrais maîtres, les authentiques fascistes, finissent un jour par monter sur scène

Le Progrès, osons la majuscule, sans progrès social a toujours été contre-révolutionnaire car il ne saurait y avoir de progrès social sans une lutte politique pour la dignité de l’homme contre ceux qui se gavent d’indignité. Le progrès, cette fameuse marche en avant qui n’aurait pas de limites ou la réaction, ce retour en arrière qui ferait la lie de tous les obscurantismes ? Cette opposition grotesque, ce conte à dormir debout ne résiste pourtant pas à l’analyse. Nous aurions dû collectivement éclater de rire en découvrant en 2016 le titre du livre programme d’Emmanuel Macron, Révolution. Pourtant, le produit a été vendu comme la preuve ultime du progrès, et le bon sens de la marche, jusqu’à en arriver à donner les pleins pouvoirs à des cabinets de conseil qui représentent aujourd’hui ce qui se fait de pire en matière de matérialisme bourgeois, de passe-droits éhontés, de copinages avérés et de corruptions assumées. En un mot, ces privilèges contre-révolutionnaires qui accompagnent toujours l’expansion d’une classe sociale très minoritaire, aussi agressive socialement qu’organisée politiquement contre la majorité des citoyens français, puisque nous sommes en France.

La boucle est bouclée : la destruction des progrès sociaux, qu’il serait plus juste d’appeler des conquêtes sociales, se fera, se fait déjà au nom du Progrès, de la marche en avant, ce point de vue obligatoire sur les choses pour reprendre l’article de Karl Kraus (1874-1936) de 1909, Der Forschritt, Le progrès. N’oublions pas que la même année, en grande pompe, les futuristes avec à leur tête l’italien Marinetti, publiaient un Manifeste du futurisme, en première page du Figaro, le 20 février 1909. Traduit en plusieurs langues européennes, ce libelle politique sous couvert d’originalité artiste, fait l’éloge de la brutalité, de la violence, de la misogynie, de la guerre. Cela n’avait pas l’air d’émouvoir le petit milieu. Retour à la nature sous couvert de progressisme, un reniement assumé de la philosophie de la Révolution et forcément plébiscité par le matérialisme bourgeois qui se pique de culture mondaine subversive à condition que la question sociale n’ait pas voix au chapitre. Le fascisme toque à la porte du futur le plus proche. Lisons : « 9. Nous voulons glorifier la guerre, – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent, et le mépris de la femme. 10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaristes. » L’histoire nous a appris que la licence mondaine qui méprise le commun trouve toujours ses vrais maîtres. Après le frisson des signes de la violence entre deux coupettes de champagne, les esprits acclimatés, vient le moment du passage à l’acte, des travaux pratiques. Les vrais maîtres montent sur scène, le public est prêt pour la suite de la marche en avant. Pour que l’ensemble soit authentiquement progressiste, il sera même populaire qu’il participe aussi.

Pour expliquer cette collusion historiquement avérée entre progressisme anti-social et conservatisme naturaliste, remontons aux origines de la philosophie de la Révolution : la perfectibilité de l’homme. Sans entrer dans une recension exhaustive des occurrences de cette notion apparue au milieu du XVIIIème siècle en France, la perfectibilité qualifie, que ce soit chez Rousseau ou Condorcet, en passant par Turgot ou Kant, une puissance de perfectionnement en l’homme. Celui-ci se distingue en effet de l’animal, écrit Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, en sa qualité « d’agent libre ». Cette qualité rend possible le progrès de l’espèce humaine là où l’esprit humain, écrira Emmanuel Kant quelques années plus tard, « marche sans cesse vers sa perfection. » « Une perfectibilité de l’homme réellement indéfinie », ajoutera Condorcet au cœur de la Révolution française en 1793 dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. « Progression interrompue sans doute mais jamais rompue », résume Kant en 1785 dans son Compte rendu de l’ouvrage de Herder : Idée sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. La philosophie de la Révolution est fille de cette idée : l’homme est toujours capable de faire mieux, de se perfectionner, de progresser. C’est au nom de cette idée qu’il peut toujours renverser ce qui le limite, ce qui l’empêche, ce qui conspire contre son émancipation éthique et politique, ces forces qui annihilent sa capacité de se prendre en main – in manu capere.

Car il ne s’agirait pas de croire que la perfectibilité est sans condition, qu’il suffit de laisser faire le progrès pour que l’homme se perfectionne. Là est la ruse du progressisme contre-révolutionnaire, fer de lance du matérialisme bourgeois : jouer le progrès des choses contre celui des hommes, le progrès matériel contre le progrès social. Emmanuel Kant, conscient que l’on ne pourra pas prouver le progrès indéfini de l’homme au seul moyen de la raison théorique, cherche des « indices », des signes historiques du progrès. Comme Jean-Jacques Rousseau avant lui, ces signes seront politiques avant d’être scientifiques ou techniques. Pour savoir si l’homme progresse et vers quoi, il faut se pencher sur la qualité des hommes, ce qu’ils font ensemble, ce qu’ils vivent en commun. La quantité de matière accumulée ne nous dit rien sur ce que Rousseau nomme, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la « puissance de vouloir ou plutôt de choisir. » La dépravation de l’homme est la preuve de sa perfectibilité ce qui nous enseigne que le sens de la perfectibilité indéfinie, du progrès par conséquent, est moins la direction, la croissance matérielle mesurable par les lois de l’accumulation que la signification de la liberté humaine éprouvée comme volonté de résistance à l’instinct naturel. Il serait passablement absurde pour ces philosophes de parler encore de progrès là où la puissance de vouloir recule alors que nos choix politiques sont de plus en plus restreints. Kant trouvait ainsi « les signes historiques » du progrès dans les effets que le « spectacle de la Révolution » a eu sur ses contemporains. Il évoque, dans Le conflit des facultés, le rôle crucial tenu par « la constitution républicaine » qui offre un cadre juridique nouveau pour justement accroître cette puissance de vouloir et de choisir dont parlait Rousseau trente ans auparavant. Pour la philosophie de la Révolution, la preuve du progrès est politique et ses conséquences sont sociales. Elles sont indéfinies.

Si l’on évalue la perfectibilité du point de vue de cette puissance de résistance aux tendances qui cherchent à le « renaturaliser », nous donnons un tout autre sens à l’idée de progrès, un sens très différent de ce que le matérialisme bourgeois et son conservatisme naturaliste nous propose dans un sorte d’évidence indiscutable. Toute critique de cette évidence serait d’ailleurs conservatrice ou réactionnaire, ruse ultime de l’idéologie progressiste, alors que c’est bien elle qui promeut une forme de naturalisme conservateur, brutal et apolitique derrière ses idéaux factices de liberté et ses « valeurs républicaines » matraquées dans un grand vide pratique et politique. Ce que nous apprend la philosophie de la Révolution, c’est qu’il n’y a pas de réels progrès sans un exercice pratique de la liberté. Toute philosophie qui en fait un processus cumulatif irréversible, mesurable en termes d’accumulation de richesses, de croissance, de volumes de communication et de savoirs, de stocks, d’accroissement de la quantité de matière brassée, en un mot de capital, fait déchoir l’homme des conséquences politiques et morales de sa perfectibilité. L’homme arrive à un point de non retour, écrit Rousseau dans Du contrat social en 1762, sa perfectibilité l’oblige au politique et aux progrès sociaux sans quoi il redevient « à la longue tyran de lui-même et de la Nature ».

C’est justement à cette nouvelle tyrannie que nous mène la marche en avant du matérialisme bourgeois et ses ruses progressistes contre-révolutionnaires. La culture ne serait-elle pas cette lâcheté vilipendée par Marinetti dans son manifeste futuriste ? Culte de la force, de la vitesse, de la brutalité, de la violence souveraine, de l’accélération contre tous les « féminismes » passéistes. L’ambivalence de tous les progressismes déclarés n’est autre que l’ambivalence première de la perfectibilité humaine quand celle-ci refuse de se réfléchir dans le plus haut degré de conscience politique. Vouloir le progrès sans être matérialiste ? Quelle étrange idée. En marche vers l’effondrement matérialiste du politique, autrement dit en marche vers le retour à la Nature sous couvert de progressisme contre les passéismes en tous genres avec pour juge de paix le sort et le destin, deux régressions vis-à-vis de la philosophie volontariste des Lumières. Deviens stratège de ta propre vie, baise ton prochain, traverse la rue, sois fort et agile dans l’usage des nouvelles techniques. En un mot : progresse !

Retour, par la grande porte éventée du progressisme comme mot d’ordre, de toutes les régressions naturalistes, de toutes les nécessités, de toutes les soumissions. Fascination, dans un univers ultra technique, pour le déchaînement techno-naturaliste. Les deux se rejoignent car ce progrès-là n’a jamais eu pour ambition de donner sens à le perfectibilité de l’homme mais de régler définitivement le problème de ses tragiques ambivalences en retrouvant la Nature par un autre moyen afin de contenir les conséquences sociales et politiques de ce que peut l’homme. Ce n’est plus, comme ce doit être le cas dans une philosophie conséquente de la Révolution, l’homme qui décide pratiquement du destin de la nature de l’homme mais le retour à l’inéluctable, au donné. Immense régression sous couvert de progression. Histoire de l’idéologie bourgeoise progressiste depuis la Révolution française. Immense régression qui aura été, particulièrement en France, le tombeau de la gauche dite « sociale », aspirée par les sirènes d’un progrès somnambule, toujours plus innovante mais toujours moins éthique, toujours plus réformiste dans ses actions, toujours moins révolutionnaire dans ses principes, toujours plus adaptée aux progrès du capital, toujours plus inconséquente face aux régressions de l’homme. La gauche dite « sociale » s’est complètement perdue dans le labyrinthe des ruses du progrès matérialiste contre-révolutionnaire. Ne lui reste plus, pour inverser la formule kantienne, que le spectacle comme Révolution. La farce qui aura fini par renverser l’histoire. Le peu qui reste, il en reste, se rappelle peut-être du mot de Kant à propos de la Révolution française dans Le conflit des facultés, cet événement « trop intimement entrelacé à l’intérêt de l’humanité et d’une influence qui se propage trop aux dimensions du monde dans toutes ses parties, pour qu’il ne soit pas rappelé au souvenir des peuples dès que des circonstances favorables en fourniront l’occasion, et ne soit réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre. »

Combien de fois ai-je entendu cette phrase « je suis réformiste, pas révolutionnaire ». Reformulons ce qu’il convient d’entendre : je suis progressiste mais je refuse de penser ce que signifie réellement le progrès, je refuse de voir que la perfectibilité de l’homme nous oblige au politique et à la confrontation, au risque de passer pour réactionnaire face à une stratégie d’exclusion aussi bien rodée, quand la puissance de vouloir et de choisir se heurte aux puissances capitalisables d’un progrès sans l’homme. Voilà ce qui est dit quand on oppose, la réforme à la Révolution : un oui franc et massif au matérialisme bourgeois qui paraphe le progrès quand celui-ci ne dérange pas ses intérêts bien compris. Matrice de toutes les trahisons sociales. La marche en avant se fera, quoi qu’il arrive : première brutalité, naturalisation, états de fait, violence sociale. Les dommages humains passeront plus vite que la marche du progrès. Violence sociale, certes, mais acceptable car présentée comme un moindre mal face aux réactions élitistes, hiérarchiques, doctrinales, axiologiques, bref, anti-progressistes.

La violence sociale du progressisme capitalisable rendue acceptable au nom du moindre mal. Pire, vendue sous le titre de Révolution par des cabinets de conseil parasites qui replacent ici ou là les toujours plus médiocres cadets de la bourgeoisie. Disons le sans détour : le parasitisme mondain n’est pas un humanisme et le progrès sans condition éthique et politique n’est que le mot de l’oppression économique. Que faire ? « J’ai reconnu qu’une politique contre le progrès était inutile, car il est le développement inéluctable de la poussière » écrit Kraus en 1909 dans son article Le progrès. La question est d’ailleurs moins le progrès en tant que tel – lequel d’ailleurs ? – que ce que l’on justifie en son nom. Le progressisme sans exigence de liberté pratique nous rend stupide et c’est bien la stupidité progressiste qui règne aujourd’hui en maître. Elle innove tout azimut, cette stupidité, non pas pour l’homme et sa perfectibilité, mais au profit de quelques gagnants à court terme dans un mouvement d’ensemble qui nous fait descendre une à une, et à pas forcés, les marches de la perfectibilité de l’homme.

Harold Bernat

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