Notes critiques sur l’enseignement
Le 27/09/2022 par Harold Bernat

Aucune reprise en mains de l’instruction publique ne s’affranchira de la question suivante: quelle civilisation voulons-nous transmettre? Le blog d’Harold Bernat rejoint le site de QG
C’est à fin des années 80 qu’est apparue la notion d’enseignement « par compétences » dans l’Éducation nationale. Une idée apparemment généreuse la sous-tendait: la démocratisation scolaire est une illusion si l’école reste le lieu de la reproduction sociale. Les savoirs scolaires validés à l’école ne feraient en définitive qu’entériner des savoirs non scolaires, ceux d’une classe sociale : la bourgeoisie. L’école serait ainsi et par excellence le lieu de la reproduction sociale de cette classe. Contre cette idée, sous le ministère Jospin, en 1988, le rapport de Pierre Bourdieu et François Gros est sans appel: il convient de redéfinir les cadres conceptuels de l’enseignement dans les lycées. L’idée directrice du rapport Principes pour une réflexion sur les contenus d’enseignement du 8 mars 1989 est simple: les programmes doivent désormais viser la transversalité et la valorisation des compétences sur les savoirs. À partir de cette date, une idée va faire son chemin dans l’Education nationale : les disciplines sont élitistes alors que les compétences sont démocratiques car elles sont moins liées à l’imprégnation sociale et à la reproduction de classe. La valorisation des compétences contre les disciplines, une arme démocratique contre la reproduction de classe ? Rien n’est moins sûr.
L’invention du socle de compétences à partir de La loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (23 avril 2005) fait définitivement entrer l’école française dans la logique européenne, dite aussi UE pour l’estampille. Une liste de compétences à maîtriser pour « réussir sa vie en société » est définie. Douze ans plus tard, l’UE, une entité désormais autonome, parlera comme un seul homme au Sommet social de Göteborg (2017) de la nécessité de « s’attaquer à l’inadéquation des compétences de demain et de promouvoir l’excellence dans le développement des compétences. » Il n’est pas certain que Pierre Bourdieu s’y serait retrouvé mais le mot magique est pourtant bien le sien : compétences. Quitte à faire en sorte que le serpent se mordre la queue: les compétences contre l’inadéquation des compétences. Avec un objectif, la réussite sociale dans une société en croissance « qui lutte contre les fake news et le populisme » (UE, Rome, 2017). Comme si la réussite de la vie en société (laquelle ?) devait être la finalité première de l’école. Comme si la croissance devait être un objectif scolaire. Comme si le populisme incivique ne trouvait pas dans l’humus technocratique une terre fertile. De recommandations européennes en rapports sur l’école, une bouillie managériale prend son essor au XXIe siècle : un mélange de culture hors sol, de croissance économique volontariste, d’identité européenne inculte et d’éducation globalisée contre les fake news et le populisme qui vient. Ce délire, car il faut aussi le nommer, se targue d’un surcroît de rationalité et de sérieux. Il quantifie, norme, étalonne. Il a pour lui des cartes mentales, des diagrammes, des tableaux et des pourcentages.

Ainsi, le 30 décembre 2006, le journal officiel listait déjà une série de compétences. Ce sont les «recommandations du parlement européen et du conseil de l’Europe sur les compétences clés pour l’éducation tout au long de la vie.» Les voici : 1. Communication dans la langue maternelle ; 2. Communication en langue étrangère ; 3. Compétences mathématiques ; 4. Compétences de base en technologie; 5. Compétences numériques; 6. Apprendre à apprendre; 7. Esprit d’initiative, d’entreprise; 8. Sensibilité et expression culturelle. Nous sommes donc passés en 20 ans d’une volonté de casser la logique disciplinaire pour plus de démocratie scolaire à une liste prescriptive de recommandations européennes. S’agit-il d’un objectif démocratique ? Non. S’agit-il de lutter contre la reproduction sociale? Non plus. L’objectif est clairement affiché: des compétences pour réussir sa vie en société à partir d’un vaste plan centré sur « les ressources humaines ». Un objectif d’ailleurs clairement défini en 2006: « investir sur les ressources humaines, point fort de l’Europe. » Les investissements seront désormais relatifs à ces objectifs.
On ne comprend pas la démolition actuelle de l’instruction publique sans revenir sur cette période de 30 ans qui a vu les finalités de l’école profondément changer. Toutes les initiatives en termes de psychométrie (mesure et évaluation des aptitudes), de management ou de planification des fameuses ressources vont dans le sens d’un seul et unique critère: réussir sur le marché du travail et bien gagner sa vie afin de favoriser la croissance dans l’UE. Voilà l’objectif ultime, celui qui gouverne tous les autres. L’aptitude a réussir et à s’adapter dans un type de vie standardisé doit être le juge de toutes les politiques publiques en matière d’éducation. On pourra désormais affirmer sans éclater de rire qu’un élève à un niveau de compétence 3 dans l’interprétation des textes ou un niveau 5 dans la « compétence mathématique ». Tout cela n’a évidemment aucun sens du point de vue de l’instruction, de la valeur des métiers d’enseignement. Par contre, c’est tout à fait cohérent si l’on pense l’enseignement à partir d’une quantification des aptitudes cognitives à passer des tests de performance adaptatifs. L’explosion des certifications privées va dans ce sens : il est autrement plus important d’avoir un grade A dans la catégorie B2 Business Vantage du Cambridge sur l’échelle CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues) que de réfléchir en anglais au romantisme dans l’oeuvre de Bram Stoker. Sur ce critère d’efficience, vous finissez par pulvériser tout ce qui n’est pas l’objet d’une quantification claire et simplifiée pour faire valoir votre légitime aptitude à réussir sur un marché concurrentiel ouvert.
Ne restait plus, en France, qu’à établir un lien direct entre les objectifs et les aptitudes cognitives. Les prémisses furent posées dans les années 50 à titre expérimental dans des programmes de l’UNESCO tel que l’International Association for the Evaluation of Education Achievement. Nous y sommes. Peu importe ce que fait la culture sur l’homme, ce qu’il devient avec elle. Finis les horizons d’attente, le désir de savoir et l’imaginaire social sans lequel une société perd toute capacité de se signifier collectivement. L’école détruit aujourd’hui ce qu’elle fait semblant de promouvoir. Bien évidemment, des valeurs sont mises en avant (la laïcité en premier lieu, une laïcité sous forme de kits, vidée de son sens culturel) pour mieux masquer la réalité d’une implacable destruction: le sens que nous donnons aux métiers de l’enseignement. Si nous voulons encore résister, c’est en partant de la logique profonde de cette destruction. Le drame est pourtant là: qui s’intéresse encore à cette logique ? Qui cherche à comprendre le lien étroit qui existe entre la soumission des peuples et la transformation de l’éducation en une machine à s’adapter aux compétences nécessaires pour réussir dans un marché standardisé, à faire du fric comme on dit ?
Oui nous devons défendre les professeurs contre l’arbitraire et les abus de pouvoir d’une administration qui ne sait plus pourquoi elle fonctionne. Oui nous devons dénoncer la situation de nos collègues contractuels, maltraités, humiliés par des rectorats qui osent leur parler, c’est notamment le cas au rectorat de Bordeaux, « d’acomptes » sur salaire. Oui nous devons nous battre contre la fermeture de classes, la logique managériale imbécile qui croyant économiser coûte tant à la nation quand les résultats de ses échecs chroniques ne font plus aucun doute. Oui nous devons défendre l’école et l’instruction publique mais sans perdre de vue les finalités. Pourquoi enseignons-nous ? Vers quelles finalités ? Pour former des hordes d’adaptés neuneus à fort rendement cognitif ? Pour délivrer des certificats d’aptitude à écraser son voisin dans une échelle de concurrence qui ne laisse plus aucune place à la socialisation intelligente dans une culture qui fait l’homme ? Oui nous lutterons ici et ailleurs mais à la condition expresse que les finalités soient posées, que les logiques profondes soient démasquées. La critique de l’idéologie bourgeoise ne doit pas mener au règne sans partage des petits malins de l’adaptation sans tête, celui-ci étant le pourvoyeur faux cul de compétences démocratiques favorables à un ordre économique qui veut imposer sa discipline à toutes et tous. Nous nous sommes retrouvés trop souvent dans des assemblées qui refusent de délibérer jusqu’au bout, qui refusent de mettre à plat l’ampleur des démissions intellectuelles qui nous ont mené là où nous en sommes aujourd’hui. L’élève au centre du système, la démocratisation scolaire, la réussite pour tous se sont retournés en leur contraire: une gestion utilitaire de la chose scolaire.
Disons-le sans détour: la gauche a été incapable de défendre l’institution scolaire quand la droite sans tête précipitait le travail de démolition. Toute proposition qui entend régler un problème en matière éducative sans poser en même temps les finalités de l’enseignement sera avalée par des techniques managériales effrayantes. Le problème initial est alors toujours plus insoluble, toujours plus lointain. A la fin de ce cauchemar civilisationnel, nous ne savons même plus pourquoi nous sommes encore là à nous battre pour défendre l’instruction et l’émancipation de l’homme. L’un n’allant pas sans l’autre. La technocratie des rhinocéros cognitifs à la sauce Blanquer avec sa garniture Ndiaye promeut l’enseignement de l’ignorance adaptée car elle ne veut rien, elle ne désire rien, elle ne pense rien. Gérer des masses à moindre coût et favoriser la croissance sur laquelle se gave une élite de plus en plus basse ne nous contente pas. Si nous voulons les battre, nous ne devons pas simplement ne rien lâcher mais savoir ce que nous avons encore à perdre. Notre âme, sûrement, pour le dire dans un vieux style qui ne répond à aucune compétence.
Harold Bernat
Avé Harold et bienvenue !
Un qui lit et commente sur QG te salue.
Pardonnez le tutoiement en la circonstance. Je vous suis sur twitter et me réjouis de vous retrouver en liste des blogs ici. Merci QG pour cette nouvelle plume.
Du monde de l’éducation nationale, je ne connais pas grand chose. Je m’en tiens à ce que j’y ai vécu en tant qu’élève, à ce qu’en ont vécu mes enfants et à deux ou trois repères clefs, dont ces mots prononcés par Claude Allègre alors Ministre : « il faut dégraisser le Mamouth » et le titre d’un livre qui signe à lui tout seul l’air du temps : « la cretinisation des esprits » (je n’ose citer Finkelkraut et sa « défaite de la pensée », mais il s’inscrit dans ce panorama).
J’ai bénéficié, ainsi que mes enfants, grâce à ce Mamouth, d’un accès à la connaissance jadis réservé à l’élite qui a largement participé à mon éveil et ma pensée. À l’instar des hommes qui le chassaient pour sa fourrure, sa graisse, ses défenses, ses os, sa chair… je pourrais en venir vénérer cet animal sacré qui m’a ouvert les portes du savoir et sorti de la pauvreté intellectuelle à laquelle mon milieu social me programmait. On a oublié combien apprendre à lire et écrire et l’accès aux auteurs de sa langue était important pour la formation de l’individu et la vie politique sociale économique et intellectuelle d’un pays.
J’apprends dans ce texte que la première des raisons pour laquelle le Mamouth a perdu de sa superbe (on parlait naguère du plus beau métier du monde), c’est parce qu’il a changé de régime. Des « humanités » de naguère qui formaient avant tout le cœur de sa matière et visaient à donner aux plus intelligents la maîtrise de la langue et de la pensée pour diriger le pays et ses forces vives (d’où l’élitisme assumé), on est passé aux « compétences » pour tous, terme générique proposé par Bourdieu mais détourné de son intention première, pour satisfaire désormais aux directives économiques et techniciennes de l’UE qui chapeautent les projets de réforme nationaux, supranationalité oblige. Des « compétences » à l’esprit de « compétition » (propre au capitalisme libéral), il n’y a qu’un pas qui semble avoir été franchi et entériné par nos institutions.
Je déplore comme beaucoup cette évolution et suis peiné de voir que l’essentiel des luttes du corps enseignant relayées par les médias se basent sur des problèmes d’organisation et de gestion bureaucratique de la Bête, et ont généralement pour but de défendre les intérêts des personnels plutôt que ceux des élèves et étudiants.
Je serais plutôt partie prenante, à l’instar de Derrida, de concentrer les efforts de lutte sur le contenu des programmes et méthodes d’enseignement, à commencer par la promotion de l’enseignement de la philosophie par exemple, véritable socle de formation à la pensée, dès l’entrée au collège comme le préconisait le GREPH (groupement de recherche sur l’enseignement philosophique fondé par Jacques et ses amis en 1974, comme quoi le problème ne date pas d’hier) . On enseigne désormais l’anglais dès la primaire, mondialisation économique oblige. Ne pourrait-on pas reconsidérer cette éventualité d’enseigner la philo dès la 6ème face à la « crétinisation des esprits » ?
Question provocatrice j’en conviens et peu aimable pour la jeunesse qui vient. D’autant qu’elle a ses ressources propres et, de ce que j’observe avec distance chez mes enfants, ses propres passerelles et stratégies de résilience pour résister à la prégnance de la pensée économique et technicienne sur les esprits qui favorise l’esprit de compétition. Mais cette génération agit selon des modes qui m’échappent. D’où mon sentiment d’être un brin largué sur la question et ma prudence sur ces aspects. Mais cela ne m’empêchera pas de lire et participer aux réflexions qui s’engageront sur ce fil comme je l’ai fait ici avec ces idées phares en tête : lutte contre l’esprit de compétition et la mécanisation des esprits par une ouverture précoce à l’expression personnelle (art) et la philosophie.