Quand la conflictualité sociale s’invite au grand théâtre de Bordeaux

Le 08/04/2023 par Harold Bernat

Quand la conflictualité sociale s’invite au grand théâtre de Bordeaux

La contre-réforme sociale que Macron cherche brutalement à imposer, l’utilisation de véhicules législatifs très éloignés de l’esprit des lois à cette fin, le mépris et l’arrogance ont fini par précipiter la France dans une impasse politique, sociale et économique. Notre blogueur Harold Bernat, ardent partisan de ce combat des Français contre la réforme des retraites, a participé à l’envahissement de la scène du théâtre de Bordeaux aux côtés de la CGT et de salariés précaires du monde du spectacle. Il en donne le récit sur QG

Si nous attendons des cartons d’invitation coquille d’œuf sous enveloppe ivoire pour nous faire entendre de ceux qui ont mis, selon la fameuse expression de Platon, de « lourdes portes à leurs oreilles« , nous risquons d’attendre très longtemps. Face aux postures condescendantes de ceux qui nient la réalité sociale d’un affrontement avec un pouvoir politique qui assume pleinement et en toute conscience le rapport de force, quitte à prendre le risque du chaos et de la guerre civile dans la rue, nous mettrons désormais les deux pieds dans la porte pour faire irruption là où tout est fait pour que rien ne soit dit. La première des violences est celle qui empêche la violence originaire d’être nommée.

La crise politique que nous traversons est une crise majeure qui ne remonte pas au 19 janvier 2023, date de la première manifestation contre la volonté de baisser drastiquement les pensions de retraite en allongeant l’âge légal de départ de deux ans pour ouvrir la porte à une capitalisation généralisée déjà dans les tubes. Cette contre-réforme sociale, la brutalité de son imposition, l’utilisation de véhicules législatifs très éloignés de l’esprit des lois, le mépris et l’arrogance ont fini par précipiter la France dans une impasse politique, sociale et économique. Les images de répression, largement diffusées, sont désastreuses à l’internationale. Le gouvernement Macron passe désormais pour le bras armé d’un régime inféodé à des intérêts étrangers, un régime qui ne peut plus se cacher derrière les trop fameuses « valeurs de la République » sans être vertement critiqué pour sa tromperie, son mépris et son arrogance affichés.

Macron le faux et sa clique de violents ont profité d’un effondrement des partis politiques qui menaient depuis des décennies une cogestion de la « mondialisation heureuse ». En réalité, des transferts de richesses publiques colossaux sans aucune contrepartie sociale, dans un vide et une déliquescence morale consommée. Cette déliquescence n’est pas étrangère à un embourgeoisement culturel qui a aussi fait Macron le « président philosophe ». Le vernis culturel permet en effet de masquer la violence sociale et la nature d’un pouvoir financier brutal et autoritaire qui n’a que faire des mobilisations sociales, fussent-elles comptées en millions de manifestants, quand celles-ci ne débordent pas, ne bloquent pas le pays.

Cette conflictualité sociale traverse évidemment ce que nous avons coutume d’appeler culture. Rappelons le mot de George Grosz et John Heartfield en 1925 dans La canaille de l’art: « « La CULTURE » a toujours compté au nombre des boucliers de la bourgeoisie – et de la petite bourgeoisie qui lui est dévouée cuir et poils – contre le prolétariat rebelle. » » Le prolétariat dont il est question n’est d’ailleurs pas étranger au monde dit de la culture, bien au contraire. La précarité généralisée, les contrats à durée déterminée, les missions à la tâche soutiennent l’ensemble de l’édifice. Des carrières hachées avec des trimestres qui peuvent ne pas être comptés pour une centaine d’euros. Au matin de la grève du 6 avril, ils étaient d’ailleurs sur les marches du grand théâtre avant de rejoindre la manifestation.

En investissant de façon moins courtoise le grand théâtre pour faire entendre la voix des travailleurs sur scène le 5 avril à 20h avant la représentation, nous étions soutenus par des techniciens qui portent des éléments lourds de décor, par les musiciens qui ont du mal après la soixantaine, par des précaires sans lequel un gala de solidarité pour l’Ukraine n’aurait jamais eu lieu. Mais nous avions évidemment une autre intention, beaucoup plus politique, beaucoup plus conflictuelle par conséquent : faire face à un public qui prend bien soin de laisser de côté la réalité sociale, voire de la nier pour le confort de ses oreilles et la certitude de ses intérêts bien – ou mal- compris. Nous avons cassé l’ambiance feutrée et c’était là notre projet. Action suffisamment intempestive pour justifier d’ailleurs l’arrivée rapide dans le grand hall de policiers surarmés, LBD et boucliers en prime. On ne plaisante pas avec l’ambiance quand celle-ci suppose la mise en suspens mondaine du monde social bruyant et grossier tout autour.

Dans l’arène, des applaudissements, des sifflets, un mélange. Le coup de gueule au premier balcon d’une dame bien mise, outrée par la vulgarité de cette première partie ; la sortie confuse d’un homme agressé par ce dérangement. « Cela fait six mois que j’attends cette soirée », lance-t-il en hurlant à la scène désormais occupée par les représentants bigarrés de cet opéra social rock. L’interpro sur les planches avec la CGT énergie 33 en vedette. Six mois à attendre un spectacle contre deux ans ferme de travail pour engraisser des fonds de pension ? Est-ce bien sérieux ? Difficile d’être crédible, les fesses dans le velours, quand on lui rappelle un ton plus haut que plus de neuf travailleurs sur dix ne veulent pas de cette régression sociale qui en appelle d’autres.

Mais le clou du spectacle, puissant, pathétique et violent verbalement, la conflictualité politique ouverte qui fait face à l’adversité réelle est à ce prix, est venu de Vanessa Feuillatte en tutu. Depuis un balcon côté jardin, la danseuse étoile chercha à se faire entendre en criant qu’il s’agissait d’un gala pour l’Ukraine. L’argument lancé à la volée, sorte de point Godwin de la saison 2022-2023, emporta l’adhésion des plus agressifs à l’égard des casseurs d’ambiance. Un gala pour l’Ukraine, rendez-vous compte ! Non contents de venir casser l’ambiance dans ce haut lieu de la culture bordelaise, nous étions vomis par l’artiste vedette dans la grande bassine du mal absolu, l’enfer de ces indifférents à la mort des enfants ukrainiens. Outrage. Blasphème. Comme si une lutte sociale et politique aussi profonde en France, dans le contexte d’inflation que nous connaissons, avec de tels transferts de richesses du public au privé depuis des années, un tel passage en force, était tout à fait secondaire.

Le chantage à la guerre ne date pas d’hier soir, de la dernière opération de charité dans l’entre-soi ou de l’avant-dernier vernissage avec les mêmes. C’est un classique de la longue histoire du capitalisme de prédation. Ici l’artiste ne fait que reprendre le discours d’intimidation de ceux qui vendent aussi des armes et des conseils. Ils ne sont d’ailleurs jamais très loin. Notre lutte politique est nationale mais les arguments de légitimité par la disqualifier ne le sont pas. La preuve. Il faut donc renverser la tendance : montrer en quoi nous avons justement une légitimité qui a un sens à l’international dans un combat qui est national. BlackRock et McKinsey, c’est la guerre militarisée dehors et la guerre sociale dedans. Une guerre sociale désormais militarisée elle aussi. Aucun blanc-seing à Poutine et à sa terreur dans ce constat, est-il besoin de le rappeler ? Certainement. Les salauds cachés ont toujours eu besoin de fabriquer le monstre pour rafler la mise sociale et écraser les peuples. Pour soumettre dans un chantage à la mort au loin. C’est aussi un classique de l’histoire du capitalisme de prédation. Difficile évidemment de faire entendre cette ligne en répondant dans le brouhaha à une bourgeoisie qui se cache derrière l’intouchable culture, les velours et les tutus de l’hypocrisie mondaine. Nous sommes là et il faudra compter politiquement avec nous. Partout en France.

Harold Bernat

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1 Commentaire(s)

  1. Je suis donc le seul à réagir? Je serai bref: Voici donc un salutaire petit « moment PotemKine ». Pas de viande truffée d’asticots mais une manifestation Culturelle, pour un public « choisi », troublé par la racaille (dont je me revendique). C’est donc un scandale qui mérite chatiment, et les robocops dans leur grotesque accoutrement qui surgissent, le doigt sur la gachette.
    On entend « des applaudissements, des sifflets, un mélange » est-il dit. Tiens, tiens, il y a donc là des gens qui s’interrogent, çeux- la doivent aller aux manifs. Il y a les autres, qui eux ne comprennent pas et ne veulent surtout pas comprendre. Quoi? on touche à la culture, on ose. C’est donc la fin. (Et cerise sur le gateau, une manifestation culturelle en faveur de la Palestine, non, pardon, de l’Ukraine)
    Mais, bon sang, il s’en passe des choses à Bordeaux. Juppé parti, ( en mission au Conseil machin) les souris dansent. J’aurais en d’autres temps vu une telle manifestation plutôt à Paris. Eh bien non, c’est à Bordeaux que l’on pose les problèmes de fond, là où la gentrification de certains quartiers du centre est avancée. Il ne faut donc pas désespérer, au contraire, tout est désormais possible. Demain à Tourcoing ou à Saint-Etienne ou à Manosque. Mais c’est à Paris tout de même qu’une grève de 22 mois l’a emporté. Qui dit mieux.

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