Encore une respiration, et nous serons immergés dans le fleuve de la présidentielle. Autant dire dans le Styx de l’intelligence collective, où la compétition virile et l’esbroufe ont depuis longtemps remplacé le débat d’idées et le souci du bien commun. Pouvait-il en être autrement, lorsque De Gaulle, sur les ruines d’une IVe République qu’il avait lui-même contribué à torpiller, avait fait du « charisme » et du « chef véritable », les mantras de son régime constitutionnel ? Une pratique relativement raisonnée, relativement équilibrée du pouvoir, par des individus qui avaient conservé un peu de l’ancienne culture parlementaire, a certes, un temps, permis de contenir les travers d’un régime en rupture avec l’héritage républicain du XIXe siècle. Mais de ce régime, l’instauration du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont réactivé les tares, tout en contribuant paradoxalement à faire de l’élection-reine une échéance fortement déceptive. On l’a déjà dit dans cette chronique : il n’y a plus qu’une seule élection en France. Le problème est que cette unique élection ne satisfait plus personne.
Ce qui frappe, en effet, à neuf mois de la présidentielle, c’est le niveau de désamour des Français pour leur « monarque »… et pour leurs édiles. Parmi les indices les plus significatifs de ce divorce, il y a eu l’énorme abstention aux régionales – une autre espèce de gifle infligée à la Ve. Il y a désormais ces mouvements d’égo, en pagaille, de « grands élus » (ou de « grands féodaux » ?) qui, à peine réinstallés dans leur métropole ou leur région, annoncent déjà leur candidature à l’Élysée, comme si leur mandat local était de très médiocre importance. Il y a enfin l’obligation vaccinale de facto décidée par Macron, poire pour la soif d’un système politique décidément incapable de susciter la confiance. Au total, l’époque semble marquée par un « amoindrissement sacral », pour reprendre l’expression de l’historien Roger Chartier à propos de la période prérévolutionnaire, non pas du roi, mais des institutions « représentatives » [1]. Le parallèle avec la seconde moitié du XVIIIe siècle ne s’arrête pas là : comme sous Louis XV et Louis XVI, la fragilisation de la légitimité politique conduit des institutions non-élues, des juridictions judiciaires ou administratives, à s’ériger en gardiennes des droits et principes que le pouvoir s’ingénie à maltraiter. Mais, halte-là : ne poussons pas plus avant la comparaison.
Qu’on l’approuve ou qu’on la réprouve, il y a, en France, une sorte de sécession démocratique d’une partie considérable de la population. Ou plutôt : de parties de la population, dont l’accumulation finit par former un ensemble considérable. Tant que cette sécession ne touchait que les franges les plus marginalisées de la société, les quartiers populaires des villes grandes et petites, les enfants de l’ex-empire colonial, à qui l’on avait bien fait comprendre qu’ils ne seraient jamais acceptés en France que sous conditions, ce phénomène ne gênait pas grand monde. À mesure qu’il s’étend, qu’il gagne des classes sociales traditionnellement plus obédientes, à mesure que la jeunesse se désintéresse d’une politique qui s’est largement désintéressée d’elle, à mesure que l’action politique désinvestit les urnes pour investir la rue et tant d’autres enceintes, il devient difficile de l’ignorer. D’aucuns s’y risquent cependant, considérant que, dans des scrutins à ce point boudés, il n’est pas fondamentalement disqualifiant d’avoir été élu en réunissant sur son nom à peine 15 % des inscrits. Nous verrons si l’étiage de la présidentielle sera suffisamment bas pour provoquer un électrochoc, pour déciller ceux qui espèrent un retour à meilleure fortune (soit par le miracle de la croissance, soit par quelques accommodements superficiels).
Dans ses formes banales comme radicales, le sécessionnisme démocratique est un fait social qu’il serait parfaitement vain de considérer en termes moraux. (À ma connaissance, une seule s’y est risquée – Marine Le Pen –, et cette mère-fouettardisation d’un soir ne lui a nullement réussi. D’autres, plus subtils, ont affecté de s’en inquiéter, ont feint même d’en comprendre les motifs, tout en se réjouissant personnellement de leur succès microscopique. J’en conclus personnellement que l’attrait pour le pouvoir abolit l’esprit critique, ou du moins empêche d’en tirer des conséquences pratiques.) Comme fait social, donc, le sécessionnisme démocratique doit être tenu pour un mouvement propre de la société, marqueur non pas d’une humeur passagère, d’une tocade, mais d’une évolution profonde des modes de vie et des aspirations, de l’évolution également des techniques qui ont donné à la « démocratie d’opinion » un caractère performatif inédit et, surtout, peut-être, de la rupture du pacte social et économique qui liait encore les gouvernés aux gouvernants pendant les premières décennies de la Ve République.
Reste à savoir ce que ce fait social veut dire. Au lendemain du second tour des régionales, une enquête d’opinion [2] a mis en évidence les motifs politiques des abstentionnistes, dont un gros quart ont déclaré avoir voulu manifester leur mécontentement à l’égard de la classe politique, quand un petit quart ont affirmé qu’aucune liste ni aucun candidat ne leur convenaient. Loin d’être un symptôme d’apathie civique, comme j’ai moi-même pu le croire par le passé, l’abstentionnisme, signe le plus récent d’une crise qui vient de loin, se pense donc de plus en plus comme politiquement agissant.
Cette dernière convulsion est sans doute, pour partie, une énième réplique des mouvements sociaux déclenchés ces dernières années, lorsque sur les ronds-points et dans les rues de France, la foule s’est faite peuple pour remettre au goût du jour les idées de démocratie et de justice sociale. Dans ces mouvements divers et dans les pratiques qui les accompagnent, quelque chose est en gésine. Quelque chose qui réfute le « pouvoir » comme droit irréfragable d’un individu ou d’un groupe à imposer son autorité, et qui cherche les voies d’un « pouvoir » comme capacité collective à faire, dans une société de liberté. En ce sens, le sécessionnisme démocratique peut être un autonomisme : une affirmation de l’aptitude de la société à se gouverner elle-même, sans tuteur ni tutelle.
Qu’on se le tienne pour dit : la démocratie strictement (et soi-disant) représentative, la démocratie dans les formes que nous ont léguées les combats du XIXe siècle, aura été une étape de l’histoire. Lorsque la Révolution balbutiante dédaignait même ce beau nom de « démocratie », il y avait eu les débats sur le marc d’argent et le cens électoral. Et il avait fallu plus d’un demi-siècle pour que s’installât durablement un suffrage (masculin) universel… dévoyé, vingt années durant, par Louis Bonaparte. Au printemps 1871, la Commune de Paris expérimenta brièvement une souveraineté plus authentiquement populaire, articulant un régime représentatif contrôlé par le mandat impératif et des expressions multiples de participation directe… avant que la république bourgeoise ne s’impose, par les armes, installant un régime parlementaire qui, à tout prendre, était une nette amélioration par rapport aux monarchies restaurées et à l’empire. En tentant de rabibocher monarchie et république, prétexte pris du caractère prétendument indépassable du lien entre le « peuple » et l’« homme providentiel », la Ve fut un recul et une aberration. La crise actuelle doit nous en convaincre, qui nous a montré, jusqu’à la caricature, les défauts du gouvernement d’« un seul ».
Une fois encore, cependant, la monstrueuse élection présidentielle semble devoir tout engloutir. Comme si cette échéance-ci, en apparence si fermée, jusqu’à preuve du contraire préemptée par l’« extrême centre » et par l’extrême droite, pouvait réaliser ce dont les autres se sont montrées incapables. À contresens de l’histoire, les formes institutionnelles se répètent incessamment : nous verrons bien ce qui en sortira. En attendant, ce peuple politique dont je parlais plus haut, qui ne cesse de penser et de s’agiter, rappelle le personnage de Darrell Standing, le prisonnier métempsychique du Vagabond des étoiles [3]. À l’isolement et sous camisole de force, mais capable de se libérer, par la force de son imagination, pour se déplacer dans le temps et dans l’espace, il est déjà occupé à inventer l’avenir.
Alphée Roche-Noël
[1] Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000 [1990].
[2] Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France et LCP-Assemblée nationale/Public Sénat.
[3] Jack London, Le Vagabond des étoiles, trad. Paul Gruyer et Louis Postif, Paris, Phébus, « Libretto », 2000 [1915].
Je suis d’accord avec Do en plus je m’appelle rey qui se prononce ré , il faut donc un mi, désolé …
Sérieusement c’est ce genre de choses qu’il faut faire , ça ressemblera beaucoup à ça, mais il faut voir si on peut dégager des directions vraiment majoritaires, j’ai peur qu’on soit vraiment divisé.
Mais bon pour une fois que quelqu’un parle de révolution et donne des idées, on va pas faire le râleur , ma spécialité.
Il faut construire et tant qu’on veut se débarrasser du capitalisme et que ce cap est maintenu je suis prêt à faire beaucoup de concession, d’être indulgent et de regarder les autres comme des partenaires d’abord.
Il faudra du temps de la patience et beaucoup de travail mais quel enthousiasme!
Mais beaucoup vont se dire « quel rêveur! », Mais a-t-on vraiment un autre choix!
Regardez ce qui se passe! On est foutu! Les licenciements arriveront etc … après les élections ?
Si l’appel de Do est un peu entendu , commençons par discuter par mail par exemple, il faut du temps et des discussions suivies encore et encore
une discussion vraiment libre où on ne traite pas les gens de fascistes, de fous pronucléaires , d’ extrémistes, dés qu’on est pas d’accord.
Je discute régulièrement avec quelqu’un qui vote Marine : son truc est de mettre un coup de pied dans la fourmilière des technocrates politiques si au deuxième tour il y a Mélanchon contre Macron il voterait Mélanchon , je ne sais pas si j’y arriverais …
Je discute aussi avec un fanatique des USA pro Trump, et un jour il me dit que pour lui s’il travaille 8h il veut son argent pour ce qu’il a rapporté bref avec ce que Marx appelle la plus-value , je lui ai fait bien préciser et je lui ai dit qu’il était communiste. Il m’a traité de fou bien sûr mais je suis d’accord avec lui sauf que je préfère en mettre en commun pour l’hôpital par exemple. C’est un anarchiste de droite.
Bref , derrière nos différences qui peuvent apparaître immenses, il y a souvent des discussions à avoir sans condamner à priori et j’apprends beaucoup sur les formes de pensées.
Concrètement si Aude Lancelin fait un texte au départ (avec quelques signatures de personnalités ?), ceux qui sont d’accord avec ce texte acceptent de donner un mail et de s’inscrire à une liste de discussion. On peut commencer comme ça ? En même temps on peut faire des groupes de discussion là où c’est possible. Il faut pas trop rêver mais il faut faire quel que de sérieux plus sérieux qu’une élection!