La réforme de l’assurance-chômage est entrée en application le 1er octobre dernier. Celle-ci diminuera le montant des allocations chômage, notamment pour les salariés enchaînant périodes de chômage et périodes de contrats courts, aggravant une précarisation d’ensemble via la flexibilisation toujours plus prononcée du marché du travail français. Pour QG, Mireille Bruyère, économiste à l’université de Toulouse et membre du collectif les Économistes Atterrés, souligne l’aspect coercitif de cette réforme, illustrant la domination écrasante du capital sur le travail. Au passage, elle indique des alternatives portées par des économistes hétérodoxes comme la réduction du temps de travail, ou une « politique de bifurcation sociale et écologique », toutes deux génératrices d’emplois si l’on consentait à abandonner une logique productiviste dévastatrice socialement et écologiquement. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quel bilan tirez-vous de la réforme de l’assurance-chômage, mise en application depuis le 1er octobre ?
Mireille Bruyère : Le but de la réforme, c’est de lutter contre une soi-disant « précarité choisie » par les chômeurs qui utiliseraient les périodes de chômage entre deux emplois comme des vacances à répétition. Cette idée fallacieuse est fondée sur une microéconométrie en chambre aussi fragile qu’idéologique, basée sur l’idée que les chômeurs font des calculs d’optimisation continuellement. En réalité les chômeurs méconnaissent leurs droits, et ont toutes les difficultés à calculer leurs indemnités. Cette modification du calcul mensuel conduit à baisser les allocations chômage pour des personnes faisant des allers-retours récurrents entre chômage et contrats courts. Ce sont les différentes politiques de l’emploi visant la flexibilité qui ont incité les entreprises, et donc les travailleurs, à utiliser de manière massive les contrats courts et non pas un choix d’optimisation des chômeurs. En fait, la réforme cherche à limiter la possibilité pour les demandeurs d’emplois de ne pas accepter des contrats courts de mauvaise qualité, et vise donc de renforcer par la sanction pécuniaire le rapport de force du capital sur le travail. Il ne s’agit pas de limiter les contrats courts, mais plutôt d’accepter le plus de contrats courts possible, quelle que soit la qualité de l’emploi. C’est le fond de la réforme !
On se trouve dans une situation où on a tellement développé la flexibilité du marché du travail que certains secteurs qui marchent avec énormément de contrats courts, de quelques heures, de quelques jours, de quelques semaines, doivent avoir un vivier de travailleurs disponibles important pour fonctionner. Cela a des effets délétères. Ces salariés-là ne peuvent espérer de véritable carrière salariale fondée sur l’ancienneté, ils sont donc très mobiles, restent peu qualifiés et ne tissent pas de relations sociales stables au sein de l’entreprise. Ils ne peuvent donc s’appuyer sur des collectifs de travail pour développer leurs compétences, mais aussi pour donner du sens à leur travail et résister. Les allées et venues entre emploi et chômage sont toujours plus nombreuses. Cette flexibilité transforme aussi les services RH en les orientant vers des fonctions de recrutement incessant, plutôt que vers le suivi des salariés. Ces dispositifs institutionnels de flexibilité produisent à la fois des emplois flexibles de mauvaise qualité et des salariés épuisés, essorés, qui ne peuvent rester longtemps dans ces emplois. Cette situation est assez claire pour les emplois dans les services à la personne, dans les Ehpad ou l’hôtellerie-restauration, les horaires décalés et la pénibilité se maintiennent, et même s’accélèrent, sous le coup d’un management toujours plus rationalisant. Les salariés ne restent pas, et chaque turnover est alors l’occasion de redemander toujours plus au salarié supposé revenir reposé et motivé. D’une certaine manière, on peut même dire que les périodes de chômage entre les contrats sont devenues le seul espace de résistance de ces salariés flexibles et réifiés. C’est justement cette ultime possibilité de respiration et de résistance qu’on cherche à supprimer avec la réforme de l’assurance chômage. Mais même pour les entreprises, je ne suis pas sûre que pour leur propre organisation du travail et leur propre fonctionnement, ce soit forcément une bonne chose. D’ailleurs, une étude de la Dares [1] sur les contrats courts, il y a quelques mois, montre que les employeurs se plaignent aussi de ce système hautement flexible, car il les met constamment dans l’incertitude du recrutement.
QG: Est-ce que cette réforme ne risque pas à la fois de précariser encore plus les chômeurs et de dégrader les comptes de l’Unédic, de Pôle emploi, selon vous ?
Elle va bien sûr dégrader les revenus des demandeurs d’emploi, sans que ces pertes aient les effets escomptés par les économètres, à savoir une hausse des emplois acceptés par les travailleurs. Effectivement, le discours de ceux qui soutiennent cette réforme, c’est de dire: « Comme ils vont travailler plus, ils gagneront plus », et cela à la place des allocations chômage qui, de toute façon, sont inférieures aux revenus du travail. Je crains hélas que nous soyons déjà à un tel niveau de flexibilité que la hausse des heures travaillées dans le mois soit inatteignable. On bute sur des limites non économiques essentielles: l’organisation du travail, les conditions de travail qui reposent sur l’humain, et pas sur un simple calcul coût-bénéfice.
Il faut aussi rappeler que le terme de « pénuries d’emploi » n’est pas adéquat puisqu’il s’agit d’une déclaration des employeurs qui se plaignent des difficultés de recrutement (les recrutements sont certes plus longs et difficiles, mais pas impossibles). Dans certains secteurs tels que la restauration, le bâtiment, les transports, le vivier traditionnel de travailleurs sur lequel s’appuyaient les employeurs, dans le cadre de leur gestion flexible, s’est évaporé durant la suspension de l’activité économique consécutive à la crise sanitaire. Ces travailleurs-là ne pouvant prétendre au chômage partiel, ils sont partis ailleurs.
Avec cette réforme de l’assurance-chômage, non seulement on n’est pas sûr d’y gagner en matière de taux d’emploi, mais même si c’était le cas, en termes de conditions sociales, de conditions de vie, de santé, comme pour les personnes travaillant en Ehpad par exemple, où les conditions de travail sont très difficiles, usantes, ou bien dans le bâtiment, gros pourvoyeur de travailleurs handicapés dès 45 ans, on risque de payer très cher cette réforme au niveau social et en termes de santé du travail.
QG: Peut-on dire que le gouvernement poursuit, à travers cette mesure, le fantasme selon lequel il vaudrait mieux avoir des travailleurs pauvres que des chômeurs ? Cela illustre-t-il à vos yeux la pauvreté intellectuelle du pouvoir en matière de pensée économique ?
C’est le discours officiel du gouvernement, mais aussi des économistes qui ont « documenté » la réforme. La question économique ne peut pas être déliée des autres questions qui se posent en matière d’emploi. Ce n’est pas uniquement une question économique. Ce n’est pas parce que l’incitation économique fonctionne que c’est une bonne chose en soi. Imaginons que l’on supprime toutes les allocations chômage et les minimas sociaux des personnes précaires, il est évident que cela les pousserait à aller travailler coûte que coûte, même dans un travail informel voir illégal. Elles trouveront n’importe quoi. Mais est-ce que la société bénéficiera de ce choix-là ? Est-ce qu’on veut, dans ces métiers qui sont socialement utiles, comme on l’a vu avec les « premiers de corvée » durant la crise sanitaire, des salariés maltraités en termes de salaires et de conditions de travail? Ou est-ce qu’on veut revaloriser ces emplois, non seulement en augmentant leurs salaires, mais aussi, et surtout, en posant sur la table la question des conditions de travail et de la flexibilité, beaucoup trop élevée de ces secteurs, bref en ouvrant les discussions sur l’organisation du travail en lien avec ses finalités sociales ?
Depuis 20 ans, il y a une explosion des contrats courts dans ces secteurs que sont la restauration, le bâtiment, etc. Ce n’était pas du tout le cas auparavant. Durant plusieurs décennies, ils ont fonctionné avec des employés stables. Pourquoi faudrait-il obliger ces travailleurs à travailler dans n’importe quelle condition ? C’est un choix politique, et cela me permet de répondre à la deuxième partie de votre question. Je ne parlerais pas, pour ma part, de la pauvreté de leur pensée économique. Je pense qu’ils ont simplement une pensée opposée à une vision de l’économie insérée dans une vision humaniste et égalitaire. Je pense qu’ils sont totalement opposés à ça. Leur pensée économique se fonde sur l’idée que certaines personnes sont inférieures à d’autres, car moins rationnelles et compétentes, moins qualifiées par un système éducatif lui-même inégalitaire. Ce n’est pas qu’ils ont de mauvaises informations, de mauvaises estimations, ou même de mauvaises équipes d’économistes. Je pense que ceux qui les aident à documenter ces réformes libérales ne regardent qu’un petit aspect du phénomène social de l’emploi, uniquement centré sur l’efficacité des entreprises. Si la pensée de ces économistes s’ouvrait à la sociologie, à l’anthropologie, à l’histoire, elle serait sans doute plus riche. Mais ce n’est hélas pas simplement une erreur de jugement.
QG: Pensez-vous que le problème soit purement idéologique (les chômeurs vus comme profiteurs au sein de toute la droite, de Xavier Bertrand à Emmanuel Macron ou Éric Zemmour) ou, plus pragmatiquement, qu’avec cette réforme, il s’agit pour le patronat et l’État qui le sert, d’empêcher un rééquilibrage du rapport de force capital/travail ?
En effet, à ceci près que les deux propositions ne s’opposent pas. Il est tout à fait idéologique d’empêcher un rétablissement du rapport de force entre capital et travail. Obliger, en baissant les allocations chômage, à prendre n’importe quel emploi, c’est s’inscrire dans un rapport de force très dur entre capital et travail.
QG: Que faudrait-il adopter comme mesures luttant contre le chômage selon vous?
La première, c’est la réduction du temps de travail, qu’il faudrait remettre en chantier, avec des négociations par branche et une feuille de route très précise, de manière à ce que celle-ci s’accompagne d’une création d’emplois stables. C’est la première chose qu’on peut faire rapidement. Après ou en même temps, il faut envisager une grande politique de l’emploi, qu’on pourrait nommer « bifurcation productive sociale et écologique ». C’est parce qu’on produira différemment, d’autres choses, selon d’autres finalités, pour d’autres usages, d’autres besoins, qu’on va avoir une autre politique de l’emploi.
Cette bifurcation productive s’accompagnera très probablement d’une baisse de la productivité horaire, mais ce n’est pas grave. Prenez l’agriculture, par exemple. Quand on dit, de manière assez simple: « Il faut sortir de l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité, supprime des emplois d’agriculteurs et laisse les autres surendettés et prisonniers », c’est le tableau global, avec la Politique agricole commune (PAC) de l’UE qui pousse à cette intensification capitalistique du secteur. Mais quand on regarde ce que cela signifie concrètement, s’orienter dans une agriculture paysanne en circuit court, ça signifie moins de pesticides, moins de machines, plus de travail humain. Ça veut dire que cette bifurcation baisse certes la productivité, mais que l’on crée beaucoup d’emplois et qu’on travaille avec une meilleure qualité et plus lentement. C’est un modèle qu’il est urgent de promouvoir, selon moi, afin de réussir à répondre à la question sociale autant qu’à la question écologique.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Mireille Bruyère est économiste à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, membre du collectif Les Économistes Atterrés. Elle est l’auteur de L’insoutenable productivité du travail (éditions Le Bord de l’eau, 2018)
4 Commentaire(s)
Il est important de parler de ce renforcement du libéralisme économique sur cette question précise des chômeurs car, malheureusement, bien que personne ne soit vraiment à l’abri du chômage, une bonne partie des citoyens n’est pas loin de penser, en douce et toute honte bue, que les chômeurs sont des profiteurs, … et des immigrés.
Si jamais il est vrai que les chômeurs pratiquent l’optimisation chômage ils ne font, en fait, que suivre l’exemple de la classe dirigeante, des riches, qui pratiquent de façon acharnée, tenace et obstinée l’optimisation ou la fraude fiscale. L’exemple vient d’en haut, donc. Les spéculateurs aussi pratiquent une optimisation personnelle au détriment des autres : quand ça gagne d’un côté, tôt ou tard, ça perd de l’autre.
Ce jugement des riches sur les chômeurs prouvent seulement que ces riches projettent leur propre malhonnêteté, leur biais, leur obsession optimalistique, sur les chômeurs : c’est l’hôpital qui se fout de la charité !
Jamais la métaphore de Marx sur les chômeurs en tant qu’ « armée de réserve » des employeurs n’aura été aussi adaptée. Comme le dit mme Bruyère, tout cela est cohérent avec l’attaque féroce du Capital contre le Travail, l’attaque de Macron contre le Populaire.
Cette armée, même lorsqu’elle est « d’active », est soumis au même régime de pressurisation. Personnellement je ne compte plus le nombre de mes relations encore d’active (jeunes et vieux) qui dévissent au travail (dépression –> arrêt maladie, démission), soit pour intensification du travail aléatoire, pour polyvalence sauvage aléatoire, pour reproche aléatoire injustifié. … Les chefs sont dépassés par ce que demande le marché et par la méthodologie du « just in time » ; ils se tournent vers des gourous, des coachs qui leur apprennent à « faire un travail sur eux » ! Sur eux !!!!! En somme, il s’agit de se donner des coups de pieds au cul soi-même : pas facile anatomiquement parlant !
En final, les chômeurs sont des branlos ; les salariés qui craquent sont des branlos ; il faut absolument qu’ils fassent un « travail sur eux » (en plus de leur travail pour le patron) ; sinon il faut les secouer, les éperonner ! On achève bien les chevaux ! Les retraités sont des salauds, en tant que vieux ; leur tour viendra, ces profiteurs, ces dominateurs par l’âge ! (NB : presque tous les retraités aident leurs enfants dans leur parcours … du combattant)(les dominateurs sont d' »active »).